Le corps émotionnel

par | 4 Oct 2020 | Mon approche | 0 commentaires

On entend souvent parler des émotions dites primaires et les chercheurs se querellent sur leur nombre : 4 ou 6 (joie, tristesse, peur, colère + surprise et dégoût) ? Il semblerait aussi qu’une soit une expression à la fois universelle, spontanée et intime. Mais est-ce vraiment le cas ?

L’expérience d’une émotion revêt des aspects multiples.

Une émotion peut être ambivalente : on peut rire d’une situation sans se départir de son angoisse à propos de l’attente d’un bilan de santé.

L’anthropologue David le Breton suggère aussi qu’une émotion et le contexte culturel et social de son expression sont indissociables.

Au Japon le mot « amaé » correspond à une émotion impossible à traduire en Français sans avoir recours à une périphrase : «dépendre de l’amour d’un autre», «se réchauffer» ou «se livrer à la douceur d’un autre». Pour les Japonais c’est la conduite archétypale de l’enfant à l’égard de sa mère qui se poursuit toute une vie durant.

Bien que l’amaé puisse être ressenti par un individu à l’autre bout de la planète ; elle ne revêtira jamais la même signification que pour un Japonais.

Se référer à des émotions universelles semble donc voué à l’échec. Dit autrement si nous percevons tou.tes la peur ; elle s’exprime pour chacun.e d’entre nous d’une manière singulière.

De plus, une émotion ne se conçoit pas hors de son apprentissage et d’une sensibilité que nous avons façonnée toute notre vie, avec une culture, des mots et un langage corporel subtil. Pour qu’une émotion soit ressentie, perçue, et exprimée par un individu, elle doit appartenir au répertoire culturel de son groupe.

On parle ainsi de « culture affective » comme un mode d’emploi dont nous disposerions, nous permettant de communiquer, d’imaginer des stratégies voire des dissimulations.

La dimension intime et spontanée s’estompe alors pour faire place à un langage symbolique éminemment complexe.

« L’homme est relié au monde par un permanent tissu d’émotions et de sentiments. Il est en permanence affecté, touché par les événements. L’affectivité (…) incarne, pour le sens commun, un refuge de l’individualité, un jardin secret où s’affirmerait une intériorité née d’une spontanéité sans défaut. Pourtant, si elle s’offre sous les couleurs de la sincérité et de la particularité individuelle, l’affectivité est toujours l’émanation d’un milieu humain donné et d’un univers social de sens et de valeurs. Si son infinie diversité appartient bien entendu au patrimoine de l’espèce, son actualisation dans un ressenti et une économie subtile de mimiques, de gestes, de postures, une succession de séquences, une durée ne se conçoit pas hors de l’apprentissage, hors du façonnement de la sensibilité que suscite le rapport aux autres au sein d’une culture dans un contexte particulier. »

David Le Breton « Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions« 

 En fonction de notre « culture affective » nous apprenons à vivre nos émotions d’une certaine manière. Notre contexte culturel nous offre un panel d’émotions reconnues et acceptées par notre entourage. De même notre histoire familiale va préciser notre langage émotionnel : une famille où les parents expriment d’avantage leurs peurs que leurs joies offre un modèle d’apprentissage lacunaire.

Ce processus d’adaptation à notre environnement est salutaire. Nous ne pourrions pas vivre entourés de personnes dont nous ne partageons pas le langage émotionnel.

Cependant, certains sentiments deviennent plus faciles à exprimer que d’autres et on se retrouve dans une dynamique de répressions de certaines émotions assez rapidement. Nos émotions finissent par ne plus tout à fait nous appartenir et sont en permanence filtrées par notre mental.

Il est possible alors de perdre le contact avec nos émotions (ne plus en reconnaître les signes par exemple), de les rejeter, de s’en méfier, de leur résister. Ce mécanisme est très fréquent dans nos sociétés où la plupart des émotions sont dévalorisées et où les émotions négatives sont stigmatisées.

« Tout ce à quoi l’on résiste persiste et tout ce que l’on embrasse s’efface. » Carl G. Jung

Or résister à une émotion est une cause perdue d’avance. Son expression à un sens dans notre vie car elle nous informe sur notre relation au monde. Une émotion est une « réaction affective transitoire d’assez grande intensité, habituellement provoquée par une stimulation venue de l’environnement ».

Ce sens est en chemin vers notre conscience. Y résister, s’en détourner lui indique de persévérer. Pour cette raison toutes les stratégies de « gestion » des émotions ne sont que des soulagements temporaires, utiles parfois, mais temporaires.

Embrasser l’émotion, vivre pleinement son expérience est la seule manière d’avoir accès à son sens consciemment ou inconsciemment et de briser le cycle des répétitions.

Mais comment perçoit-on une émotion ?

L’expression émotionnelle possède un nombre important de termes qu’il est difficile de réduire aux émotions dites primaires (peur, joie, dégoût, tristesse, colère, surprise). Les émotions se dérobent aux tentatives de définition alors qu’on en dénombre à ce jour plusieurs dizaines…

Plutôt qu’une définition, on pourrait proposer la notion de processus émotionnel, l’émotion est alors une dynamique à 3 variables :

  • une réaction à une situation (un stimulus)
  • qui produit des modifications corporelles (expression, sensations, tendance à l’action),
  • perçues comme une émotion (évaluation cognitive définissant sa nature et son intensité́).

«Émotion» est en fait un mot issu de la racine latine emovere signifiant «mettre en mouvement». Une émotion est à la fois une mise en mouvement du corps et une incitation à l’action.

Nos 4 émotions « de base » correspondent à un mouvement : 

  • la colère repousse pour défendre son espace vital
  • la joie nous fait aller de l’avant vers nos projets
  • la tristesse est un mouvement vers le bas, pour se délaisser de nos attachements
  • la peur est un mouvement de recul pour répondre au danger

Récemment une imagerie des zones du corps activées par les émotions a été réalisée. L’image montre en rouge les zones suractivées par l’émotion et en bleu les zones où l’activité s’affaiblit. Chaque participant devait représenter sur 2 corps schématisés les zones agitées par l’émotion.

Chaque émotion apparaît comme à une combinaison précise de sensations.

Cette étude nous invite à observer nos émotions au travers du prisme de nos sensations corporelles.

2 questions simples peuvent nous y aider :

– «C’est où dans mon corps ?»
– «C’est comment ?» (Quelles sont les sensations ?)

Il ne faut cependant pas s’attendre à lire dans notre corps comme dans un livre ouvert, l’observer est toujours une entreprise sensible (lorsqu’il chuchote) et délicate (lorsqu’il hurle).

Notre capacité à nous relier à nos émotions et à celles des autres détermine notre « intelligence émotionnelle », une notion que Daniel Goleman a notamment popularisée dans un ouvrage en 1995.

Il reprend les travaux d’Howard Gardner qui répartit l’intelligence émotionnelle en 5 domaines principaux :

  • la connaissance des émotions (capacité́ à identifier ses émotions)
  • la maîtrise des émotions (savoir adapter ses sentiments aux situations)
  • l’auto-motivation (capacité́ à remettre à plus tard la satisfaction d’un désir)
  • la perception des émotions d’autrui (empathie)
  • la maîtrise des relations humaines (aptitude à entretenir de bonnes relations avec autrui).

Les individus se répartiraient alors en 3 catégories selon leurs rapports avec leurs émotions :

  • ceux qui ont conscience d’eux-mêmes et savent « maîtriser » et ajuster leurs émotions
  • ceux qui se laissent submerger par leurs émotions et perdent toute distance
  • ceux qui acceptent leurs dispositions d’esprit sans réagir (avec le sourire pour les optimistes, avec une tendance dépressive pour les pessimistes).

Il existe donc une voie intermédiaire entre devenir l’esclave de nos émotions et les réprimer, un espace où nos émotions nous permettent de naviguer de manière appropriée dans les aléas de la vie. On devient alors « émotionnellement intelligent ». 

On perçoit alors sans effort à quel point notre rapport à nos émotions et à celles des autres a un impact colossal dans notre vie.

Heureusement les compétences émotionnelles ne sont pas des talents innés, mais plutôt des capacités apprises qu’il faut développer et perfectionner.

De plus il existe aujourd’hui de nombreux outils pour les découvrir et améliorer notre bien-être émotionnel qui pourrait être vu comme une balance entre les émotions positives et les émotions négatives.

On pense souvent que l’origine d’une émotion est extérieure à nous : « je ressens ceci parce que l’autre … parce qu’il m’arrive… ».

On peut cependant facilement constater qu’un même évènement ne déclenchera pas nécessairement la même émotion ni chez nous, ni chez les autres ; et que ce lien de causalité n’existe pas.

Cette perception a la vie dure car elle est somme toute confortable : elle justifie notre inaction en rendant l’autre, la vie… responsable de ce qui nous arrive.

Nous sommes en réalité tou.te.s responsables de nos émotions, et donc aussi en capacité d’agir.

L’origine de l’émotion est en effet à l’intérieur de nous : mon interprétation de ce qui se passe dans mon environnement déclenche en moi une émotion. C’est ma réponse face à un évènement, l’expression de mon corps (son mouvement) face à un changement.

Ce mouvement a un sens, il exprime un besoin qui une fois satisfait me permettra de m’adapter à cet évènement.

C’est en quelques mots l’approche de la CNV (Communication Non Violente) qui distingue 5 grandes familles de besoins fondamentaux :

  • survie : ce qui m’est nécessaire pour exister
  • bien-être : ce qui nourrit mon être
  • réalisation : ce qui soutient mon déploiement
  • relation : ce que j’aime vivre avec autrui
  • célébration : ce qui me permet de goûter pleinement tout ce que je vis

Trouver le besoin qui s’exprime est donc trouver la source de l’émotion qui nous agite, lui donner un sens.

La CNV propose un processus en 4 étapes : 

  1. Je m’observe (je suis en colère > quelque chose en moi se sent en colère > je perçois que quelque chose en moi est en colère)
  2. Je différencie « les faits » de « ce que mes pensées me racontent » (elle est en retard de 10mn / elle me fait le coup à chaque fois, elle ne respecte jamais ses engagements)
  3. Je trouve le besoin à l’origine de mon émotion (poser mes limites, être respecté)
  4. Je pose une action concrète (j’exprime mon besoin, je le nourris)

Il existe aussi un outil appelé régulation émotionnelle (qui n’est pas un outil de gestion des émotions) : il ne s’agit pas en effet de les contrôler, de les endiguer ou d’en faire quoi que ce soit ; mais de les laisser nous traverser, d’en faire l’expérience en conscience.

Il s’agit de faire confiance à son corps qui en capacité de les ressentir sera aussi en capacité d’y répondre intuitivement. On parle bien ici d’intelligence du corps, ce n’est pas notre mental qui est aux commandes mais le savoir intuitif de nos cellules !

Ces méthodes portent plusieurs noms (TIPI, EmRes, Nerti…) et reposent d’un point de vue théorique sur une vision de la mémoire émotionnelle (traumatique) de notre corps.

Le fœtus in utéro est soumis à un environnement source de multiples stress qu’il vit comme des petites morts. Ces peurs primaires sont mémorisées avec l’ensemble des stimuli qui les ont déclenché et se rejouent à l’infini à mesure que le motif réapparait.

Faire l’expérience sensible d’une émotion permet d’en effacer la mémoire : le corps perçoit que le danger est aujourd’hui écarté, l’émotion perd son sens, elle est régulée.

La résilience émotionnelle est une capacité innée à dépasser un traumatisme.

En pratique lorsqu’une émotion surgit :

  • je ferme les yeux
  • j’observe 2 premières sensations physiques dans mon corps
  • je les laisse évoluer d’elles-mêmes sans les contrôler
  • jusqu’à apaisement

Le corps émotionnel est cependant souvent difficile à entendre au quotidien et il faut reconnaître que nous n’en avons pas toujours les moyens.

Pour l’intégrer il faut faire preuve d’humilité́ et de douceur. Sa pratique nous permet progressivement de ne plus nous détourner face à une émotion déstabilisante, de ne plus nier son existence ou de chercher à la soulager.

Dans le pire des cas nous pouvons être conscient que nous sommes envahis par une émotion et tenter si possible d’observer ce phénomène sans nous identifier à lui.

Pendant longtemps, il s’est agi de cacher ou de contrôler les émotions, aujourd’hui, on apprend à les accueillir tout simplement. Elles deviennent alors de véritables boussoles nous informant instantanément de notre façon d’être au monde.

Mais passer du mode « j’étouffe mes émotions » à celui « je les écoute » ne se fait pas du jour au lendemain et demande du courage. C’est un apprentissage plus ou moins laborieux en fonction des résistances que nous rencontrons.

« Lorsque nous fuyons nos tourments nous ne sommes jamais libres. Alors nous nous tournons vers la vérité et la regardons droit dans les yeux » (Brené Brown).

On commence en effet par regarder la bête droit dans les yeux, on fait ami-ami puis on l’apprivoise et pour finir elle devient notre compagnon de route.

La première étape consiste à devenir conscient de leur existence, puis de trouver le courage d’aller y voir de plus prêt. Contrairement à la croyance populaire la catégorie des « insensibles » n’est pas la plus courageuse. Passer quelques minutes avec des sensations de nœuds à la gorge, des légers tremblements … n’est en effet pas une partie de plaisir. Nous nous découvrons vulnérables et forts à la fois.

Ensuite on apprend leur vocabulaire. Et si on ne trouve pas les mots, on navigue un peu dans le flou en construisant nos repères.

Les émotions deviennent alors des indicateurs précieux sur le chemin du respect de nos valeurs et de nos besoins : 

  • La peur révèle un danger et un besoin de sécurité ou de liberté.
  • La colère révèle une injustice, le dépassement de nos limites et un besoin de justice ou de reconnaissance.
  • La tristesse révèle une perte et un besoin de sens, d’utilité.
  • Le dégout révèle la nocivité, l’insupportable et un besoin de protection et de sécurité́.
  • La surprise révèle une situation imprévue et un besoin de compréhension ou de réassurance.
  • La joie révèle une satisfaction et un besoin de partage ou de création.

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